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ENTRETIEN AVEC CLARA LE PICARD
Propos recueillis par Laurence Perez, mai 2014

Dans vos derniers spectacles, vous jouez volontiers du principe de double théâtral. Comment et pourquoi est née Martine Schmurpf, la scientifique autodidacte que l’on découvre dans L’Endroit de l’objet et que l’on retrouve dans Dreaming of Martines Schmurpfs ?

Clara Le Picard : J’avais envie de créer un personnage qui procède de la naïveté pour questionner l’état actuel de notre société. Pour cela, j’avais besoin qu’il soit à la fois proche de moi et suffisamment différent pour que je puisse avoir de la distance par rapport à lui. Plus qu’un alter égo, plus qu’un double théâtral, je dirais que Martine Schmurpf est un « objet » artistique avec lequel il m’est relativement aisé de jouer. Quand j’enfile ses attributs, sa perruque, sa blouse blanche, j’ai d’avantage de recul et sans doute d’avantage de liberté quant à mon propos. Il m’a semblé que je pouvais aller beaucoup plus loin avec elle qu’en montant sur scène en mon propre nom… Pour L’Endroit de l’objet, conférence visant à démontrer de façon décalée notre aliénation aux objets, l’idée était de faire de Martine un équivalent féminin des experts qui ont, depuis quelques années, littéralement envahi les plateaux de télévision. Une figure équivoque qui, sous le couvert de sa « connaissance », peut aussi avoir la fonction inavouée - et inavouable - de nous « endormir ». Martine Schmurpf est pour moi un formidable médium pour faire passer des idées de fond - sur la consommation, sur l’alimentation - mais aussi pour mettre en garde contre ces techniques modernes de manipulation. C’est pourquoi Martine oscille constamment entre vérité et absurdité pour pousser la réflexion dans des directions inattendues. C’est avec une rigueur toute scientifique qu’elle développe ses théories qui touchent parfois au saugrenu et font pourtant écho à notre vécu. Pour l’instant, il n’y a eu que deux conférences avec ce personnage, mais il pourrait y en avoir beaucoup plus.

Dans Dreaming of Madame Bovary, votre « double », votre « objet » va tout de même jusqu’à emprunter votre nom et endosser votre fonction, celle de metteure en scène. Est-ce à dire que ce spectacle est plus personnel que les deux précédents ?

Je ne pense pas qu’il soit plus personnel : les préoccupations de Martine Schmurpf, que ce soit l’objet ou l’alimentation, étaient résolument les miennes lorsque j’ai écris les deux pièces dans lesquelles elle apparaît. Pour Dreaming of Madame Bovary, j’aurais pu réactiver la figure de Martine, mais ma réflexion m’a menée à d’autres conclusions. L’histoire d’Emma Bovary a été inspirée à Flaubert par un fait divers. À ce titre, il me semblait intéressant d’user sur scène d’un équivalent contemporain, mais tout aussi trafiqué que le personnage du livre. Car Flaubert a beau prétendre avoir fait un roman « scientifique » sur le sujet, il n’empêche qu’il se cache derrière chacune de ses phrases. Il m’est donc venu en tête d’utiliser ma propre identité pour ce spectacle. En faisant semblant d’être moi-même, dans une vérité en apparence non retravaillée, j’emprunte le même chemin que Flaubert. Cela m’amusait d’autant plus que ce « je » contribue à brouiller encore un peu plus les frontières entre fiction et réalité sur lesquelles je travaille. Ici, je pousse plus loin la réflexion sur la comédie sociale. Ma parole est-elle la vérité de ce que je suis ? Être soi peut-il se limiter à un discours sur soi ? Finalement, la Clara Le Picard de Dreaming of Madame Bovary est toute aussi fictive que Martine Schmurpf : avec elle, je poursuis ma réflexion sur la fictionnalisation de soi.

Vos spectacles traitent de sujets relativement sérieux : la possible aliénation de l’homme par l’objet, sa relation de plus en plus distendue et dangereuse à son alimentation ou encore la place de la femme dans notre société. Mais tous le font de façon décalée, en maniant l’absurde et le second degré. Pensez-vous que l’humour soit un levier pour la transmission des idées ? Si oui, quels seraient vos référents, vos pairs en la matière ?

Ma démarche est double : à partir de choses sérieuses, faire rire et réfléchir. Mes pièces ont toujours traité de sujets graves. Mon premier spectacle, EL, abordait par exemple la pédophilie, mais il le faisait d’une manière très directe, et donc éprouvante pour le spectateur. Et puis la vie s’est durcie, les crises financière et économique sont arrivées et j’ai jugé bon de ne pas rajouter à la morosité ambiante. Ce qui ne signifiait en aucun cas renoncer à mettre en scène des sujets sérieux. Par mes spectacles, j’ai toujours souhaité amener le public à une certaine prise de conscience, mais je veux aujourd’hui que cela se fasse à travers quelque chose de fertile, de presque galvanisant. Je travaille en effet à ce que l’on sorte de mes pièces avec plus d’énergie à l’intérieur, plus d’allant pour pouvoir devenir moteur d’un changement. Tout d’un coup, j’ai commencé à me dire que le rire, c’était bien, que c’était une bonne manière de mettre un pied dans la porte pour que le cerveau de gens se mette ensuite à fonctionner. Honnêtement, trouver le bon ton n’est pas allé de soi car je ne suis pas une grande comique au quotidien ! Mais je ne me suis rien imposé, je n’ai pas cherché à ressembler à tel ou tel comique dans la mesure où je n’y connaissais rien. Ce sont les gens qui, en découvrant mon travail, m’ont dit que mon humour leur faisait penser au sens de l’absurde des Monty Python et au côté grinçant de Pierre Desproges. Mais encore une fois, je n’ai pas de modèle. Je crois simplement que j’ai toujours eu ce « mauvais esprit » en moi et qu’il s’est très naturellement invité sur scène quand je me suis autorisée à faire rire les gens !

Si vos spectacles sont au final drôles et légers, on a tout de même l’impression qu’ils résultent d’un long travail de documentation de votre part, d’une analyse particulièrement sensible à l’apport des sciences humaines. Comment abordez-vous l’écriture de vos pièces ?

Je suis quelqu’un qui fonctionne par lubies. J’ai des périodes d’engouement pour des sujets qui me traversent et m’habitent durablement. Des trucs qui m’obsèdent, me passionnent. De temps en temps, j’ai une impulsion, un intérêt qui s’éveille en moi. Je me mets alors à faire des recherches, à tout lire, à tout regarder, de façon compulsive, je l’avoue. Jusqu’à ce que je me dise que je tiens là une matière assez intéressante pour en faire un spectacle. Concrètement, c’est parce que je rencontrais des problèmes d’allergies alimentaires dans ma vie qu’est née Dreaming of Martines Schmurpfs. Pour des raisons pratiques, j’ai commencé à me documenter sur la question. J’ai constaté que tout cela était extrêmement problématique et qu’il y avait de quoi lancer une guérilla à la Pierre Rabih. J’ai alors pensé que Martine, avec son enthousiasme et sa pugnacité, pouvait être le Robin des bois contemporain de ce combat-là. L’envie de creuser tel ou tel sujet surgit donc de mon quotidien, puis j’élargis progressivement le spectre. Très vite, j’ai des intuitions de ce que je veux dire et de comment je veux le dire. À travers ces incursions, ces pas de côté dans le domaine entre autres des sciences humaines, je cherche des confirmations ou des infirmations de mes intuitions. J’ambitionne toujours d’être exhaustive, même si je sais qu’il est absolument impossible d’être exhaustif de nos jours sur un sujet, quel qu’il soit. Quand je suis à saturation, je m’arrête et je me satisfais de ce que j’ai. Car il ne s’agit pas de développer une thèse, mais seulement de donner un point de vue, mon point de vue. Toutefois, pour un sujet aussi épineux que l’alimentation, j’opère une veille concrète, je lis des journaux scientifiques pour être sûre des références que j’avance dans mon spectacle. On ne peut pas induire le spectateur en erreur alors qu’on essaie de le lancer dans une dynamique de réflexion.

Vous avez conçu les trois solos que sont L’Endroit de l’objet, Dreaming of Martines Schmurpfs et Dreaming of Madame Bovary pour être joués dans des institutions culturelles, mais aussi en appartement, en entreprise, dans des lycées comme dans des locaux associatifs. Pourquoi ce désir de sortir le théâtre de ses murs ?

Lorsque j’ai commencé à réfléchir à L’Endroit de l’objet, je me suis dit qu’il serait intéressant d’amener le public dans un lieu empli d’objets, un lieu où il ne les voit peut-être même plus tellement ils sont présents. J’en suis venue à penser à un appartement. C’est là qu’a réellement débuté mon aventure hors les murs. Il faut dire, avant tout autre chose, que je suis scénographe et que j’ai par conséquent un véritable goût pour les lieux. J’aime ce principe de vagabondage qui me conduit à présenter mon spectacle dans un endroit à chaque fois différent, dans un décor sans cesse mouvant. J’aime l’idée de m’adapter à un lieu et de travailler à ce qu’il joue avec moi et non pas contre moi. Cela tient souvent à trois fois rien ! D’ailleurs, je travaille avec trois fois rien : une table, quelques lumières portatives, une perruque, et hop, le spectacle peut advenir. Je me réjouis de cette simplicité et de la liberté qu’elle procure. Ceci étant dit, je crois surtout qu’il est très important et très intéressant de délocaliser la prise de parole, de la sortir des théâtres où on lui a assigné une place somme toute rassurante. Quand je joue en appartement, je joue quasiment sur le bout des pieds des gens ; quand je suis en lycée, je suis presque sur les tables des élèves. Je leur fais une petite violence, je questionne inévitablement leur présence. Ils ne peuvent pas faire semblant de ne pas être là. J’aime que le public, comme l’acteur, soit véritablement présent au spectacle et que l’un ne puisse ignorer l’autre.

Dans vos solos, comme dans vos grandes formes, vous sollicitez d’ailleurs de façon très directe la participation du public, en invitant quelques spectateurs à contribuer à la poursuite du spectacle. En quoi cette absence de quatrième mur est-elle importante pour vous ?

Dans le cadre de la délocalisation de mon travail vers des espaces non spectaculaires, si je ne deviens pas intrusive à un moment donné, finalement cela ne sert à rien de sortir hors les murs. Si c’est pour conserver le même rapport au public que l’on a dans une salle, autant rester dans une salle ! J’essaie donc d’instaurer un flux entre les spectateurs et moi, de mettre en place des allers-retours. Bien sûr, il y a le fait de faire intervenir quelques spectateurs pour m’aider à mener à bien le spectacle, mais il y a, selon moi, quelque chose de bien plus important. Une notion que j’ai nourrie à la lumière du travail de Jérôme Bel. Selon lui, lorsque la scène déploie beaucoup d’énergie, le public reçoit les choses relativement passivement. Par contre, s’il y a moins d’énergie sur le plateau, le public se met inévitablement au travail. Pendant mes spectacles, je joue beaucoup de ces variations d’énergie. Tout particulièrement au début, en m’approchant d’un degré zéro de jeu, en développant une présence proche de la véracité de celle des amateurs. Et lorsque je me mets au creux de l’énergie alors, immanquablement, les spectateurs se mettent au travail pour aller me chercher. Parce qu’ils sont très proches, parce qu’il n’y a pas de quatrième mur entre eux et moi.

Sur le fond, vous sentez-vous proche du théâtre d’intervention ?

Pas du tout. Je respecte l’engagement de cette forme de théâtre qui intervient sur la scène sociale, mais mon travail ne se situe pas à cet endroit, même s’il porte en lui un propos politique. Pour chacun de mes projets, je mène d’abord une réflexion sur le théâtre. J’ai toujours dit que j’écrivais des textes qui me permettaient de tenter des choses que je ne trouvais pas dans le répertoire existant. Les textes que j’écris ne sont pas faits pour exister tous seuls, ils sont faits pour être le support de laboratoires scéniques. C’est en cela que je ne me considère pas comme un auteur au sens traditionnel du terme. Pour revenir au théâtre d’intervention, mon idée première est toujours de créer un objet théâtral en lien avec un sujet qui m’intéresse, et non de mettre mon art au service de telle ou telle cause, aussi bonne soit-elle. Je ne travaille d’ailleurs jamais sur le premier degré, mais plutôt sur le deuxième, voire le troisième : la dérision fait partie intégrante de ma démarche artistique.

Effectivement, s’ils interrogent des sujets de fond, des maux contemporains de notre société de consommation, vos solos n’en questionnent pas moins le théâtre. La série des Dreaming réussit notamment le tour de force de nous faire vivre, à nous spectateurs, un spectacle qui n’a pas encore été créé. Comme si éprouviez à chaque fois l’instant où le théâtre advient…

J’ai toujours préféré les romans à leur adaptation cinématographique. J’ai toujours préféré imaginer dans ma tête le détail des histoires plutôt que de me voir imposer leur interprétation par un tiers. Il y a assurément une trace de cela dans mon travail, bien que je me situe à mi-chemin de la position radicale qui consisterait à ne rien donner à voir. Car je représente tout de même des choses sur scène, j’alterne entre des moments d’évocation, par la parole, par la manipulation d’objets, et des moments de franche interprétation, d’incarnation très concrète. Mais le public a à compléter, à rajouter tous les détails, les costumes, les éclairages, le décor, et se construire mentalement la représentation de ce que je lui suggère à travers mes mots et mon corps. Chacun peut se faire son spectacle idéal. J’adore l’idée que les spectateurs se mettent à imaginer des choses avec moi. C’est une autre façon de poser des questions, d’ouvrir des réflexions, de faire bouger un peu les frontières. De renouveler le regard et de penser au présent. Et puis, ce qui n’est pas pour me déplaire, cette démarche théâtrale s’inscrit dans une lignée très puriste de la scénographie. Pour que le spectacle advienne, il n’y a, en apparence, besoin de rien, ou de très peu. Il y a simplement besoin d’une connivence entre un acteur et un public, et que tout le monde soit d’accord pour se laisser embarquer dans une aventure commune.

Dans vos solos, le théâtre repose donc fortement sur vos épaules, mais aussi sur quelques objets auquel vous semblez attacher un soin tout particulier. En quoi constituent-ils, pour vous, de véritables partenaires de jeu ?

Ce sont des supports de rêverie, des stimulateurs d’imaginaire. Dans Dreaming of Martines Schmurpfs, je ne joue qu’avec des cartons sur lesquels j’ai dessiné au feutre un Ipad, un pot de farine ou encore un vidéoprojecteur. Il suffit que je sorte mon Ipad en carton pour que tout le monde rigole, accepte cette convention et voie l’Ipad en question. Cela tient au pouvoir d’évocation des mots. Tirez sur le sommet de l’iceberg et tout viendra avec. Nous sommes là dans quelque chose de très rudimentaire mais aussi de très ancestral, quelque chose qui touche, selon moi, à l’essence-même du théâtre..

 

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